J'ai habité le bout de mes cigarettes; Go Back to the River 4
J’ai habité le bout de mes cigarettes.
C’était le seul endroit qui était au sec. Tout le reste était détrempé, lessivé par les pluies équatoriales incessantes. La flotte était jusqu’au fond de nos os et rien ne pouvait l’en faire partir. Les fringues, trempées dès la remontée du fleuve ne séchèrent pas au cours de la semaine. Je remis un jeans humide et puant pour repartir.
Une fois, alors que j’allumais ma cigarette, mon ami universitaire, venu de métropole apporter son expertise, se rapprocha de moi, lui qui ne fume pas, voulant quelques secondes ressentir « l’incandescence » du tabac qui se consume, histoire de se remémorer ce qu’est être « hors d’eau ».
Dans les situations extrêmes où l’on ne peut que subir l’impuissance, la vivant de plein fouet, il y a quelques techniques qui peuvent donner une chance supplémentaire de résister, de survivre à ces heures où la violence est telle que c’est l’instinct animal de l’être qui prend le dessus. Sur la raison comme sur l’émotion. J’en ai rencontré et appliqué deux.
La première consiste à mettre sa pensée hors son corps, le vidant ainsi de toute sensation, accrochant sa pensée à un « au-dessus ». On se voit d’en haut, supportant ainsi souffrance ou douleur. On voit le poignard, qu’il soit réel ou symbolique, rentrer dans sa chaire sans que la douleur ne nous parvienne. On supporte ainsi l’insupportable. On le réintègre quand, dans un possible équilibre, on sait qu’on encaissera suffisamment le mal dans tout son impact physique, mental et qu'on continuera à marcher.
La deuxième est l’exact inverse. Au sens littéral, il s’agit de mettre, de réfugier sa pensée, entière, dans une toute petite partie de soi, compactant dans ce lieu corporel, son énergie première et sa pensée minimale, lâchant toutes les autres parties de son corps. Lors d’un de mes voyages, j’ai rencontré un ex-légionnaire qui avait été stationné, ici, en Guyane, à Kourou même. Employant tour à tour ces techniques, il avait ainsi pu survivre à des blessures, des sévices, des situations où tout lui semblait foutu. Avec ces processus mentaux, il avait trouvé des portes de sortie pour ces no-solution qui « me permirent, me dit-il, de voir comme une lueur blanche… ».
J’ai habité le bout de mes cigarettes, mettant mes pensées autour de leur foyer, pour quelques instants, les séchant, pouvant continuer d’avancer, là au milieu de la forêt équatoriale, au bord de l’Oyapock, gonflé par des millions de mètres cubes d’eau descendue, droite et serrée, du ciel.
La pluie est donc tombée dès la remontée du fleuve. L’équipe avec laquelle j’agis sous lettre de mission, a été adjointe à deux autres, départementale et préfectorale. Nous nous sommes retrouvés au milieu d’anthropologues, ethnologues, pédopsychiatre, psychologues. Tous missionnés pour la prévention du suicide des amérindiens, surtout des jeunes, enfants y compris. Chaque équipe avait ses objectifs précis, concernant telle ou telle partie de la population.
Les nôtres consistaient à apporter des formations performantes pour augmenter la professionnalité des personnels de terrain, très souvent jeunes et contractuels, mon ami chercheur donnant une conférence sur les « ponts » à construire entre les langues orales et écrites, via les contes traditionnels.
Au bout de vingt kilomètres de piste détrempée et cinq heures de pirogue, nous parvînmes au campement qui put tous nous accueillir, même si bon nombre d’entre nous, principalement des femmes qui se regroupèrent dans le carbet central, durent dormir dans des hamacs.
Aucun temps mort : chaque repas commun, pris autour d’une grande table, fut un moment d’échanges d’informations, de discussions qui permirent à tous de comprendre l’étendue de la complexité de la situation. Le croisement de nos spécificités fut un atout. Toutes les personnes présentes étaient des « engagés », aux vies incroyables, certains ayant eu des expériences fortes dans différents endroits du monde où se dresse ce que les médias appellent « le théâtre des opérations » .
Sur cette frontière du monde où, macabre, danse une dernière fois le monde esprits, nous fûmes constamment en action, alors que la disruption de ce nouveau monde ravage, ravage, ravage.....Pas de quartier, rien ne sera épargné. Lecteur, intègre çà tout de suite si tu veux pouvoir agir et t'en sortir...Toi ou ta progéniture, voire tes petits enfants....
A suivre...
HDN Février 2018