Passeurs de lumière ( 1) Lettre à L/G
Avertissement; la publication du 22 avril a été " piratée", je la remets sur le blog….Merci de attention, la suite est donc située sur le blog au 22 Avril sous le titre Passeurs de Lumière (2): lettre à L/G
Chère Liliana,
J’ai bien lu le texte de ce poète uruguayen contemporain que vous m’avez envoyé il y a quelques temps. Je ne le connaissais pas. Votre traduction est harmonieuse, les images ciselées.
Par mon blog où des lecteurs sud-américains viennent lire, je vous envoie cette réponse tant ce texte m’a interrogé. Sur bien des points, je ne suis pas sur une ligne semblable, même si c’est bien ressentir un incommensurable amour pour tout ce qui vit qui fait écrire, encore écrire, de la poésie dans ce monde de haute technologie plongé dans une course effroyable contre l’effondrement de toute vie.
A trop écrire sur lui-même, sur sa folie, se désignant comme un « inaperçu », le poète a perdu sa place, sa place d’acteur politique, c’est-à-dire au milieu des femmes et des hommes ordinaires, préférant, pour que sa voix s’entende, circuler dans les milieux protégés que sont universités, cercles ou émissions littéraires, concourant çà et là, afin de recevoir des prix qui le distingueront de ses confrères, voyageant à travers le monde, rencontrant d’autres sphères tout aussi coupées du réel des gens de peu.
C’est une double duperie. En tout premier, le poète n’est pas fou, souffre, aime autant que ses frères et sœur. Ensuite, Il partage l’ordinaire des jours. Il va et revient, entre le commun où il vit et la beauté à laquelle il accède de par sa nature. Il la livre par ses actes et ses écrits à ceux qui l’entourent.
Je vous porte donc réponse en la référençant à la deuxième lettre dite du « Voyant » d’Arthur Rimbaud, adressée à Paul Demeny .
Pour l’instant, voici le texte envoyé.
L’AMOUR DES FOUS
Un fou c´est quelqu´un qui est nu de sa pensée. Il s’est dépouillé de ses habits invisibles, de ceux qui font que la réalité se voile et se détourne. Les fous ont cette impudeur qui devient fragilité et, quelques fois, beauté. Ils marchent en solitude, comme n’importe quel être nu et très souvent, aussi, ils parlent seuls.
Plus difficile que couvrir un corps nu c´est couvrir une pensée. Les fous ont des pensées qui frissonnent, des pensées osseuses, dures comme la pierre autour de laquelle ils tournent, comme s’ils y étaient attachées par une chaîne d´idées en fer.
Le cerveau d´un oiseau ne pèse que quelques grammes, et la partie qui module le chant est bien plus petite que la tête d´une épingle, un infinitésimal bout de tissu, de matière biologique que, avec une certaine lassitude, les savants scrutent au microscope pour déchiffrer comment, dans un si faible morceau, la partition est inscrite.
Mais bien avant, et sans avoir besoin du microscope et aucune coloration, le fou sait que le chant de l´oiseau est immense et lourd, du plomb dur qui perce les os, qui rentre dans le sommeil, qui abat n´importe quel toit et où il n´y pas de poutre qui puisse soutenir son abondance et la possibilité de sa taille. C´est pourquoi quelques fous se réveillent avant l’aube et ils bouchent leurs oreilles avec leur propre voix, avec des voix qui transpirent de l´intérieur, de la tête.
Les pensées du fou sont de la chair vive, de la chair sans peau. Dans le désert de la pensée du fou, l´oiseau est un soleil impitoyable. Le chant tombe comme une lumière et comme une chaleur qui pique le fou dans la chair même de la nudité.
Mais la nudité du fou est intime: à force de l’exposer elle reste dedans. C´est condition intérieur, elle passe inaperçue aux légions des sensés dont l´âme est complètement couvert par un tissu aspre, gros, tressé par les fils de la coutume.
Le seul instrument possible pour le fou pour protéger sa nudité, c´est l´amour. L’amour des fous est un habit transparent. Ces yeux vitreux, ce fil ambré qu’ils urinent la nuit, ce fracas et ce sentiment copieux et multiple que les benzodiazepines n´altèrent pas et que le Valium ne diminue pas non plus, restent intacts chez le fou par magie de l´amour.
C’est un marteau, et une cuillère, et un ciseau.
C´est tout sauf un vetêment.
Il ne couvre pas il traverse, il n’attenue pas il exalte.
L’amour des fous a une texture, une proportion et une matière.
La matière ressemble au verre, mais c´est le verre d’une bouteille brisée.
Rafael Courtoisie
De "Estado sólido" 1996 Premio de la Fundación Loew