Hors de portée

par HDN Dalle  -  6 Octobre 2019, 06:31  -  #textes, #photo, #musique

Hors de portée

 

Un jour, je suis parti.

Je courais comme le dernier des Mohicans. J’étais à contrecourant.  Les gens que je croisais, eux, allaient à toutes jambes dans l’autre sens.

Je ne voulais pas mourir, mort depuis longtemps.

Vivant, je ne savais plus ce que c’était d’être vivant.

J’étais vieux à ne rien faire même si je me sentais pas encore complétement foutu pour la vie. Enfin, encore un peu jeune, un peu fou dans un coin retiré de ma tête, là où un bout de rêve arrivait à regarder, par la lucarne de mon grenier haut perché, les étoiles filer à côté des comètes.

Je courais comme le dernier des Mohicans. Les gens, les gens de tous les côtés, allaient, à toute vitesse, dans la direction inverse.

Peut-être que j’avais tort, peut-être que j’avais faux. Peut-être que tout ça, c’était une folie, un câble cramé au fond de mon cerveau qu’un toubib allait, un jour ou l’autre, diagnostiquer comme définitivement hors circuit avec tout le reste. J’avais peur. Cà c’est sûr, j’avais peur. J'avais peur avec toutes ces sensations, à l'intérieur, ces images, ces mots-miroirs qui me parvenaient sans que puisse dire pourquoi. Juste les écrire, les écrire tout le temps, jusqu'aux bouts des nuits, là où commence le bleu, le bleu des aurores... 

J’étais seul.

J’étais seul depuis que, brisée comme une vague de l’océan sur la pointe d'un rocher, mon âme s’était pulvérisée en dix mille morceaux de verre, flottant aux confins de la stratosphère, pareil aux débris d'un satellite, hors de contrôle depuis des lustres. Oui, j’ai aimé à la folie et puis, que voulez-vous, la vie , la vie où on achève tout, le difforme, le pas aux normes,  le devenu inutile, le peuple de trop comme les Tuniques Bleues, sabre au clair, rage aux lèvres, ont achevés les poneys des cheyennes, les indiens des grandes plaines, sachant que ces peaux-rouges n'allaient y survivre . La vie, je vous dis, la vie qui finit elle aussi, un jour. Comme l’amour.

Je ne voulais pas courir après des ombres : moi avant, moi après, moi faisant ce qu’on me disait de faire sans dire vraiment que la démocratie, la liberté étaient finies.

Ça, je l’ai entendu mille, deux mille fois que c’était pire ailleurs. Il n’y avait qu’à voir les breaking news breaking bad des chaines d’infos en continue. Fallait s’y faire et se taire.  Le temps était aux "sécuriterres" . Car aux frontières s'amassaient des milliers de migrants. 

Je voyais arriver un enfer, un enfer augmenté d’un nouveau genre, inconnu depuis l’invention de l’écriture, un enfer où nous serions privés d’air et d’océan, un enfer où l’eau allait manquer et le soleil brûler la peau et les animaux.  Un enfer où les paysans allaient disparaitre, où les contestataires allaient être incarcérés, où l’effet de serre allait éraser les glaciers, où des milliers de machines allaient, à notre place, penser, reléguant la plus part d'entre nous aux rayons des objets obsolètes, dans les poubelles pour produits périmés des grandes cités faites d'acier, de verres et de climatiseurs. Tout cela filmé, analysé, classé, enregistré. 

 Un enfer sans mot comme on le reste devant l’inimaginable se réalisant.

Parce c’était bien des mots, oui des mots entiers, pourtant arrachés du ventre des siècles, à la misère des peuples que l’air du temps retirait de la circulation, vidant de toute substance leur définition dans les dictionnaires.

 

Moi, je suis né quand on se parlait parce qu’on était l’humanité, l'humanité qui a retrouvé la paix, qui a tourné le dos aux atrocités, aux camps de la mort, aux sangs versés des jeunes, des juifs, des noirs, des tziganes, des malades mentaux, des communistes, des résistants. Steiner a raison, la couche de culture, chez l'homme, est plus mince qu'une feuille de cigarette. Elle brule et, de suite, le monstre, en nous, ressurgit. On a oublié tout çà. On a oublié que c'était des gamins de dix-sept vingt ans qu'on envoyait au front, dans les tranchées, sur les rafiots. Si vous allez à Sète, faite le cimetière où est enterré Brassens. A côté, il y a quatre cinq allées... Que des tombes de minots....Quand, j'entends des trentenaires, biberonnés à la Playstation et à la Silicon Valley, être heureux de se nommés " les nouveaux barbares disruptifs", ils ne savent pas de quoi ils parlent. La guerre, c'est loin pour eux, en Syrie, au Yemen. Il y a comme une disparition de la mémoire, de l'Histoire. Profs, c'est à vous que je m'adresse: faite de l'histoire dans vos classes. C'est la première discipline , avec la philo que les dictatures de toutes sortes, font disparaitre des programmes ou la manipule la vidant de ses faits réels. Car celui ou celle qui fait de l'histoire, au sens propre, c'est celui ou celle qui sait le récit de notre humanité. Retirer son histoire à un être humain, c'est lui soustraire son identité, et là,  vous en faites ce que vous voulez, c'est à dire à un néo-esclave.  

 

Nous, on venait des quatre coins de la France et de tout un tas de pays. Bretagne, Picardie, Corse, Italie, Espagne, Maroc, Algérie, Sénégal, Bénin, Vietnam. Et du Portugal aussi : Albino, qu’est-ce qu’il jouait bien au futebol.

Ce n'était pas la richesse, mais cà allait, on avait les livres, on avait la musique, on avait le cinéma de Capra et le ballon de Rodrigo faisait l'affaire du moment qu'on se mettait d'accord pour la hauteur fictive de la barre invisible du goal. Le terrain vague était notre stade des Princes. Je crois bien qu'on se voyait comme cà. On battait pleins d'équipes. Fred, le jaguar noir, notre avant-centre que personne n'arrêtait, plantait des buts venus d'un autre monde.   

Oui, on se fichait de qui priait qui. Ou pas.  Et même, c’était plutôt bien çà. Parce qu’on discutait et on se souhaitait de bonnes fêtes…On était ensemble.

Oui, les filles étaient avec nous.  La sœur d’Anton, allier droit dans notre équipe du collège, notre serbo-croate à nous,  comme celle de Djemel qui n'arrêtait pas de nous parler du bleu de Sidi  Bel Abbès. On en rêvait  tous  de son ciel et de ses yeux .

On était amoureux pour de bon. Ma première amoureuse, c’était à la maternelle, elle venait de Saigon.  Et à quatorze ans je suis tombé raide dingue de Camellia, mère andalouse, père kabyle. Elle habitait dans la cité des Bougimonts des Mureaux et c’est Jean Mi qui, lui qui était en troisième, l’a embrassé le premier. Fred et Nono, dont je vous mets un titre en bas de page, ont su trouver les  mots pour me consoler. Ce jour-là, on avait écouté Alvin Lee et du Hendricks. Le soir, j'avais écrit trois mots  sur un cahier vert, et relu Ma Bohème de Rimbaud pour trouver le sommeil. 

C’est ça, ensemble, nous étions ensemble. C’était une fête, une fête dès le bas de chez soi, dans la rue, sur la route et les chemins de fer. Je ne savais pas ce que c’était de vivre dans un quartier blanc.

 

Un jour, je suis parti.

Je courais comme le dernier des Mohicans. J’étais à contrecourant. Les gens, à vive allure, se précipitaient  sur la voie opposée. Je  n'avais plus que quelques amis de l'autre côté de l'Atlantique. Je n’avais plus de racine. J’avais peur. Mais j’avais comme un feu à l’intérieur.

 

Je courais comme le dernier Mohicans. Les gens, dans l’autre sens. Tous les gens. Même mes frères. 

 

J’étais parti depuis longtemps quand un jour, je me suis senti comme arrivé, arrivé quelque part. Je me suis retourné, pour la première et dernière fois et j’ai compris.

 J’étais hors de portée.

  J’étais hors de portée des fusils. De tous les fusils qu'on nous pointe sur la tête dès qu'on est  tout petit et tout au long de la vie. Celui des religieux, des sergents majors, des faiseurs d'ordres, des marchands de tant pis, des dealers de rêves, des dealeuses de sentiments, des briseurs de grève et de plage, des briseuses de cœurs, des broyeurs de rêves, des priveurs d'air, des industriels vendeurs d'âmes, des propriétaires de bétails, des poseurs de barbelés sur la grande Prairie des Sioux où poussent les herbes folles que le vent seul fait chanter... J

Je n'avais plus peur. Je continuais à faire résistance et à écrire de la poésie. Je continuais à marcher, à voyager au gré du vent et des nuages en océan...

 

 

Le bi moteur vient d’atterrir. Je prends un taxi qui dévale jusqu’au dégrad. J’attends sur le bord du fleuve, à l’ombre d’un manguier, assis sur une pierre, mon sac et mon hamac à côté de moi. J’ai bien le carton rempli de livres de poésies du monde entier que je vais donner aux écoles isolées.

J'ai coupé mon smartphone. Je n’ai pas de montre. Je pense à Laury, Atayou, Mélanie, Lily, Landri, Elise, à Patricia qui m’a tout appris, à Diane qui a tout compris, qui a tout permis.

 Aïnamane arrive avec sa pirogue. Il m’emmène jusqu’au cœur de l’Amazonie.  

Pas chez les Mohicans. Chez les Wayanas.

 

HDN Octobre 2019

 

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