Le bateau-phare
J'ai un père.
Encore pour quelques temps tant il se meurt chaque jour passant. Dans un établissement. Dans une chambre. Quasi reclus auprès de ma mère qui ne sait plus rien de ce qu'elle a vécu auparavant. Alzheimer . Tombé d'un rideau de verre armé derrière lequel elle regarde l'étrange monde autour d'elle.
Il tient encore, même si ses os ne font plus de sang. Il a toujours tenu.
Je pourrai dire, à jamais, que j’ai eu un père.
Pourtant, au combien, je ne l’ai pas compris. Au combien, je me suis, contre lui, rebellé.
Mais en fin de compte, je sais que de lui, je suis héritier. Héritage que je ne fais que prolonger.
Révolté, oui, je le fus, contre le monde entier. Oui, encore je le suis. Insoumis parce que marqué dès l’enfance par un de ces accidents de la vie qu’on s’en retrouve avec une vie tronquée. Ces accidents qui font que les prédateurs font parfois la une des faits divers.
Il n’y pouvait rien, mon père, à ce que je vécus comme un coup de barre de fer, rouge sur le cœur et l’esprit.
Pourtant, au combien, il ne m’a pas lâché. Au combien, il ne m’a jamais laissé. Je dérivais, il était là. Je vrillais, il était là. Je naufrageais, il était là. Rude et direct, sans aucun mot rabaissé, pavillon toujours dressé. Je ne le voyais pas. Parce que la colère ou l'âge ou je ne sais pas.
Il y avait la vie océan. Il y avait l’horizon. Il y avait tout ce dont je rêvais. Il y avait tant de bateaux partant de l’autre côté de la terre. Et moi, tout le temps, je voulais partir.
Et je suis parti. Contre vents et marées, contre ce que lui disait. Malgré mes chaos, mes cailloux, mon achronie qui me plombaient les jambes comme le font les blocs de ciment entrainant corps et âme au fond de la mer. Je voulais gravir jusqu'au plus haut l'échelle chromatique du vivre intense.
Mais j’avais un père. Un père qui au milieu des tempêtes, des vagues de sept mètres, me faisant signaux vert, rouge, vert, rouge, là-bas, ne se déplaçant pas d’un seul centimètre. J’avais un père, je vous dis. Un jour, je le sais, il était resté.
…
Au plus dur de la nuit humaine, celle qui glace définitivement la peau, remontant au cœur en commençant par les mains et les pieds, lui déjà diminué sans plus aucune réversibilité, me dit, alors qu’il était aux urgences, une énième fois transfusé de trois poches de sang :
« J’aurai voulu aller jusqu’au bout. Pour ma femme. Mais elle est là ma mort, dans mes doigts, dans mes veines. Est-ce que ça ira pour toi ? Est-ce que ça ira pour tes enfants ? Dis moi, vous ne laissez pas ma femme, seule, là-bas ? » Non, mon père, mes frères et moi, ne laisserons pas faire cela.
« Je voudrai que tout soit, comment dire...rangé, classé ». Oui, cela le sera…
« Alors, ça ira…Je tiendrai encore un peu même si je sais que ma femme est une cause perdue ». Il se tut, regarda le plafond, tendit les deux bras pour que l'infirmière le piquant une quinzaine de fois trouve la bonne veinule.
J’ai un père.
Encore pour quelques temps, tant il se meurt chaque jour passant, tant il est en souffrir d'un enfer peu connu, dans une chambre auprès de ma mère Alzheimer qui ne le reconnait même plus.
J’ai un père.
Un père bateau-phare, ancré dans la mer, ne bougeant pas d’un mètre, sauvant des rochers aigus, le marin, l'équipage, l’esquif, la chaloupe, perdus dans la tempête imprévue qui fait rage….
J'ai un père.
Dans un établissement, dans une chambre…Encore pour quelques temps.
En toute fin, à vrai dire, de la vie, il m’a tout appris.
Je ne fais que rajouter quelques voyages et lectures qu’il aurait aimés faire, de la musique et un peu, un peu de poésie.
HDN Novembre 2019
A mon père
A mon fils qui fait la même chose pour ses deux fils.
A mes deux petits-fils.